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Les spectres de la cerisaie

Dans un décor clair-obscur on aperçoit, à travers les silhouettes et les souvenirs fulgurants, les branches d'une cerisaie. C'est la saison des fruits à l'arôme remémorant-thérapeutique. On sent ensuite l'odeur narcotique qui apporte avec elle l'histoire de vies, de pertes et de retrouvailles, qui sont toutes des symboles, des métaphores, et pas moins une réalité.

La Cerisaie, notre théâtre, possède, ainsi que les essais précédents de George Banu (L'Acteur qui ne revient pas, Le théâtre de la mémoire, Rouge et or, Peter Brook ou le metteur en scène et le cercle etc.), l'empreinte d'un style propre, avec des inflexions visuelles et différentes références livresques ou autobiographiques. Le style de George Banu est impossible à confondre, imprégné d'une note évidente de poétique, transformant ses livres en essais théâtraux, et qui rappellent la séduction d'un spectacle résonant.

George Banu possède la vocation du spectateur avisé, apte à surprendre avec beaucoup d'intuition les plus fines fusions et nuances, souscrites à la vision d'ensemble. Un oeil né pour condenser tous les mécanismes du spectacle, cultivé et provoqué afin de s'ouvrir vers de multiples introspections, oeil qui nous guide à chaque fois dans les livres de l'auteur. George Banu écrit sur ce que le spectacle nous laisse entrevoir et sur ce que - inévitablement - il nous cache. Il ne s'agit pas d'un détachement imposé à tout prix, qui alterne le pur plaisir du regard, la perception subjective, transformant le discours dans une histoire terne et conventionnelle (présente, malheureusement, dans la critique de spécialité), et il ne s'agit pas, non plus, du piège des effusions et impressions du moment. Avec lucidité, raffinement et une propension ludique visible, George Banu recompose les montages-lectures de La Cerisaie. Une pièce de théâtre qui n'a pas été choisie au hasard, mais justement parce qu'elle reflète une métamorphose substantielle, surprise sur de multiples paliers: expérience de vie, statut social, valeurs matérielles et spirituelles, ordres vécus et imaginés.

La Cerisaie fige personnages et significations polarisantes. C'est l'endroit des plus vivantes et fécondes contrastes. Il y a d'un côté ceux pour lesquels le verger représente un symbole et se confond avec leur propre existence: Liubiov, Gaev, Varia; Duniaşa, Firs. Sa perte devient dans ce contexte difficile à imaginer, parce que le verger appartient à la mémoire de ceux qui la réinventent sans cesse. Ils sont nés et ont vécu entourés de cet espace qui a perdu sa signification d'objet concret, et est devenu l'axe de toute leur existence. Chaque personnage est lié à la cerisaie par la force des souvenirs. La cerisaie symbolise la réversibilité des nostalgies et un photogramme irréversible, car elle reste, par certains côtés, fantomatique. On en devine seulement les contours.

Les topos du verger légitiment le parcours des personnages, étant en consonance avec le chemin de leur évolution. C'est l'explication de l'obstination avec laquelle ils s'accrochent à l'illusion de sa survie. De l'autre côté il y a Lopahin et le nouvel ordre, qui réduit les symboles des objets, en annihilant leur vitalité. Dans son esprit, le verger est un bien vendable, un espace converti en un prix.

Plus encore, il a valeur de revanche, une appropriation de laquelle il a été dépossédé. Sa démarche actualise la psychose de la validation par le prix. Le temps de Lopahin en est un de la fixation dans le pécuniaire. Il n'y a rien au-delà de sa détermination, et tout disparaît lorsque les cerises prennent une valeur matérielle. C'est le moment où leur temps est fini. La cerisaie suggère le mieux les sens latentes de n'importe quel autre changement. C'est ici qu'un symbole est détruit, et qu'un mode meurt. Elle accumule les contradictions, étant centrifuge et dispersée à la fois.

Les différents montages de La Cerisaie partent d'une lecture dans les couches du texte, le rythme de ce dernier étant souscrit au monologue hamlétien dormir, mourir. Le verger se retire en soi-même ou explose; sa figuration, sa manière d'être présent ou absent constitue la mise des réalisations. Le verger peut prendre forme ou peut être visualisé dans l'imagination. Stanislavski esquisse sur les murs de la maison des fleurs et des troncs presque imperceptibles. Chez Strehler elle apparaît comme un tissu imprégné de feuilles mortes, qui couvre à la fois la salle et la scène, comme un écho qui réverbère l'état des personnages. La Cerisaie de Strehler est, dans la vision de George Banu "le plus bel essai sur le blanc au théâtre"; c'est ici que se produit l'osmose entre le décor et les costumes, de sorte que les personnages deviennent translucides. A l'opposé de cette monochromie, nous retrouvons la polychromie de Brook. Chez Andrei Şerban le verger coexiste avec la maison - le monde extérieur et le monde intérieur - prolongations d'une lente désintégration, et chez Vlad Mugur, les branches du verger pénètrent par les fissures dans les murs. Elles représentent l'imminence de la mort et de tous les instants perdus. Elles sont la mémoire vive de ce qui ne peut plus être retrouvé. On sent qu'elles se rappellent un passé dense.

La Cerisaie est un topo perméable, par lequel pénètrent les spectres d'un monde lacustre et les bruits sourds d'une plongée dans les profondeurs. C'est comme si l'on pouvait sentir les fissures viscérales, les sonorités atoniques et les dernières vibrations. Cela peut paraître paradoxal, la disposition étant verticale, mais le verger est un espace aquatique. C'est dans le verger qu'immergent toutes les illusions perdues d'un monde au bord du gouffre. Quelle chute hallucinante dans le vide des temporalités agglutinées!

La Cerisaie a quelque chose de la fascination et l'éphémère d'un spectacle de théâtre, de l'instant habité par les plus percutantes rêveries et images. Elle existe le temps que survivent ceux pour lesquels elle constitue une réalité, un symbole et même un souvenir. Par certains côtés, elle se confond avec chacun d'entre nous. Le théâtre existe parce que l'on ressent encore l'attraction des cerises dans un verger-spectacle; son odeur traverse le temps.

Il se reconstitue avec chaque lecture ou mise en scène, prend des nuances intenses, percutantes ou devient doux-diffuse. Mais il persiste, tout comme un souvenir redevient présent: "Voir un spectacle splendide est synonyme de regarder le verger en fleur. Le temps d'une respiration. Mais son souvenir peut marquer une vie." C'est ce qui arrête le temps pendant quelques heures, pour lui donner de la consistance.

Le livre de George Banu réussit à capter entièrement le lecteur dans les filets du tissage textuel et le transformer en spectateur de chaque mise en scène. C'est l'écriture d'une superbe aventure intérieure et visuelle. Loin du spectre de la cerisaie, on oublie le théâtre, tout comme l'intérieur de la cerisaie devient un complexe de la totalité. Les phrases se transforment en branches, en fruits, pour devenir, à la fin, un verger multiplié à l'infini. La cerisaie est le théâtre des fissures fulminantes, des désillusions troublantes, fondues dans les méandres des changements. Mieux que quiconque, Tchekhov a l'intuition de l'essence de la métamorphose. Dans le théâtre et partout ailleurs. La Cerisaie est le spectacle de la fin et du commencement. De l'aube et du crépuscule. C'est notre théâtre. Des noyaux naissent les souvenirs et les spectacles. Les recherches et les illusions. Des chronologies d'une recherche intérieure.

1 commentaire

  • Le complexe du verger
    [membru], 09.08.2007, 04:12

    George Banu a réussi à expliciter l\'inexplicable tout en le gardant intact. C\'est un coup de maître, d\'autant qu\'un Tchekhov plus qu\'un Dostoïevski ne se laisse pas facilement investir.
    Une petite remarque quand même: Firs peut exaspérer les autres et leur faire dire en eux-mêmes ce que Yacha dit tout haut. Mais Yacha, quand il le fait, il est égal à lui-même, alors que les autres le font dans des moments où ils se sentent désemparés, vulnérables. En fait, l\'attitude de Yacha les révulse tous, plus ou moins ouvertement.
    George Banu note quelque part : « Firs « n\'est plus réparable ». C\'est la conviction que secrètement, explique l\'erreur, délibérée ou non, de son oubli. Firs est appelé à disparaître comme la cerisaie... ». Firs est comme La Cerisaie, certes, mais il est aussi comme cette partie de Lioubov ou de Gaev ou de Varia ou d\'Ania ou de Lopakhin sur laquelle ils n\'ont plus de prise. Comment la sauver, cette partie ? Comment sauver Firs ?
    J\'aimerais bien que George Banu puisse rester le « jeune lecteur » que « le cynisme de Yacha à l\'égard de Firs exaspérait ».

    Dans les observations de Mihaela Michailov, il y a autant de justesse que de richesse. Il n\'en reste pas moins que l\'idée selon laquelle « La Cerisaie est « l'endroit des plus vivantes et fécondes contrastes », je la trouve un peu risquée. Les contrastes ne sont que la partie émergée de la Cerisaie. La partie immergée, ce que chaque personnage partage avec tous les autres, c\'est du tchekhov. C\'est ce que George Banu appelle le complexe du verger.


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