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La Cerisaie et Faust

"La Cerisaie" commence comme Faust, à l'instant de l'échec. Les voies sont bloquées, l'horizon fermé. Vu du même angle, Lopahin apparaît tel Méphistophélès qui propose un pacte. "Vous êtes sauvés", s'adresse-t-il à Liubov et Gaev. Mais ils n'acceptent pas l'invitation et, à la différence de Faust, ils ne trahiront pas leur vocation. Les maîtres peuvent être vaincus sur le plan économique, mais non sur le plan symbolique. Eux, ils n'abandonnent pas leurs valeurs et refusent la solution présentée comme celle de la dernière chance. Liubov et Gaev m'apparaissent aujourd'hui comme des héros détestant la pose héroïque mais non l'intransigeance: "nous mourons, mais ne nous rendons pas", disent-ils de manière implicite. Ils ne pactisent pas avec le vainqueur présent et ne capitulent pas devant ce qui se présente comme l'irrémédiable destin contemporain: l'utile.

Lopahin affirme la nécessité de l'utile qui s'impose au prix de l'inutile sacrifié. L'exégèse tchekhovienne a insisté sur la réduction de la cerisaie à un aspect purement décoratif, puisque même l'ancienne recette de macération des cerises s'est volatilisée. Cette disparition accorde à la cerisaie une valeur uniquement immatérielle. En termes économiques, elle est totalement improductive, sans cesser pour autant de se présenter comme une expérience subjective essentielle: elle étonne par sa beauté, séduit par son étendue, fascine par l'éphémère... tout en elle est contraire à "l'utile". Au nom de celui-ci elle sera sacrifiée, mais en même temps Tchekhov annonce ainsi toutes les tragédies du siècle: livres brûlés, forêts détruites, paysages mutilés.

Aujourd'hui, l'utile et l'apparent inutile se confrontent plus violemment que jamais. L'utile domine le champ du réel, l'inutile celui de la subjectivité. L'un trouve sa raison d'être dans la logique du présent, l'autre, dans le pouvoir de la mémoire. Comment choisir ? Qui peut choisir ? Chaque décision impose un sacrifice: lorsque je préfère écrire des livres au lieu de me dédier aux écrans actuels, il me semble que je balaye l'utile à la faveur de la page blanche qui préserve la splendeur des cerisiers en fleurs. A leur abri je me retire, convaincu de l'imminence de la défaite et en même temps sceptique vis-à-vis de l'orgueil des vainqueurs. De surcroît, les hommes de théâtre qui croient encore aux pouvoirs de la scène me semblent tous être des réincarnations des rois éliminés par les partisans de l'utile qui décapitent les arbres. Cependant, ils oublient que le théâtre, plus qu'un art, est une attitude de l'homme face au monde. Elle est intangible. Chacun la porte avec soi, malgré les lumières des sales qui s'éteignent, et les spectateurs qui sont moins nombreux. Le théâtre est une cerisaie. Une cerisaie intérieure.

1 commentaire

  • Le complexe du verger
    [membru], 09.08.2007, 04:12

    George Banu a réussi à expliciter l\'inexplicable tout en le gardant intact. C\'est un coup de maître, d\'autant qu\'un Tchekhov plus qu\'un Dostoïevski ne se laisse pas facilement investir.
    Une petite remarque quand même: Firs peut exaspérer les autres et leur faire dire en eux-mêmes ce que Yacha dit tout haut. Mais Yacha, quand il le fait, il est égal à lui-même, alors que les autres le font dans des moments où ils se sentent désemparés, vulnérables. En fait, l\'attitude de Yacha les révulse tous, plus ou moins ouvertement.
    George Banu note quelque part : « Firs « n\'est plus réparable ». C\'est la conviction que secrètement, explique l\'erreur, délibérée ou non, de son oubli. Firs est appelé à disparaître comme la cerisaie... ». Firs est comme La Cerisaie, certes, mais il est aussi comme cette partie de Lioubov ou de Gaev ou de Varia ou d\'Ania ou de Lopakhin sur laquelle ils n\'ont plus de prise. Comment la sauver, cette partie ? Comment sauver Firs ?
    J\'aimerais bien que George Banu puisse rester le « jeune lecteur » que « le cynisme de Yacha à l\'égard de Firs exaspérait ».

    Dans les observations de Mihaela Michailov, il y a autant de justesse que de richesse. Il n\'en reste pas moins que l\'idée selon laquelle « La Cerisaie est « l'endroit des plus vivantes et fécondes contrastes », je la trouve un peu risquée. Les contrastes ne sont que la partie émergée de la Cerisaie. La partie immergée, ce que chaque personnage partage avec tous les autres, c\'est du tchekhov. C\'est ce que George Banu appelle le complexe du verger.


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